Nous sommes jusqu’au bout l’enfant de notre corps. Un enfant déconcerté.
Le Journal d’un corps, de Daniel Pennac. 2012
Je lisais ce livre et je me disais « Jamais je n’arriverai pas à écrire sur ce roman en anglais, je n’ai pas les mots. » Puis je me suis dit que puisque tous les lecteurs fidèles de ce blog lisent le français, j’allais écrire en français pour une fois. Je suis un peu intimidée, à vrai dire. Je n’ai jamais écrit de billet dans ma langue natale. Et le cerveau humain est une chose étrange, il compartimente nos expériences, apprend, stocke et définit des habitudes. Mon cerveau a l’habitude d’écrire des billets en anglais. Cette activité est en anglais depuis le début et pour lui, c’est un peu aller contre nature que de changer de langue tout à coup. Mais ce n’est pas pour parler de mon cerveau ou de mon corps que je saute ce pas aujourd’hui, c’est pour Daniel Pennac.
La vie est un grand théâtre et nous faisons notre petite performance tous les jours, entrant en scène dès le matin, dès que quelqu’un pose les yeux sur nous. Le regard de l’autre fait sortir l’acteur en nous car dès que nous ne sommes plus seuls, l’autre attend quelque chose de nous, un comportement, un retour, une réassurance. Les écrivains aiment à montrer ce qui se cache derrière le rideau de ce théâtre et nous dévoilent les pensées et les sentiments des personnages. Avec son Journal d’un corps, Daniel Pennac a choisi de s’intéresser aux coulisses. Notre corps. Le projet est original, il faut le reconnaître.
Un garçon décide à l’âge de douze ans de maîtriser son corps qui l’a trahi en dévoilant sa peur. Une trouille paralysante l’a envahi et ses sphincters ont abdiqué, une vraie Bérézina dans le pantalon. Cet enfant est le fils d’un combattant de la guerre 14-18 affaibli et finalement emporté par les conséquences des gaz toxiques respirés au front. Le père s’étiole, trahi par son corps. Quelques temps après sa mort et cette déroute intestinale, le fils se prend en main. Nous sommes en 1936 et jusqu’à sa mort, il tiendra le journal intime de ce corps, ce compagnon de route. Le livre est conçu comme un journal intime et aucun événement significatif n’y est consigné s’il n’a pas un impact corporel ou s’il ne peut être décrit via une altération du corps. Nous devinons ce qui se passe dans sa vie car quelques mots furtifs ici et là en dévoilent les grands moments. Après tout, ces grands événements marquants le prennent au corps. La mort de sa nounou, Violette. Sa première amante. La rencontre avec Mona, sa femme, le coup de foudre. Et le voici papa :
Devenir père, c’est devenir manchot. Depuis un mois, je n’ai plus qu’un bras, l’autre porte Bruno. Manchot du jour au lendemain, on s’y fait.
Le Journal d’un corps est un livre drôle qui nous parle de ce qui ne se dit pas, de ce qui ne s’écrit pas. Il n’y a pas d’analyse profonde des sentiments ici, rien que les sensations d’un corps. Certaines me sont familières, comme bailler, sentir la peur vous prendre aux tripes, le vertige, l’eau sur le corps lors de la toilette, la fulgurance d’un mal de dents. Certaines me sont étrangères car je suis une femme ; je ne connais pas le plaisir de se raser le matin. Certaines sensations trahissent les émotions, montrent ce qui se passe sur scène, là où notre homme interagit avec son public, ses collègues, ses employés, sa famille.
J’adore Pennac, ses dix droits inaliénables du lecteur sont dans un cartouche en bonne vue sur mon blog et la série Malaussène est un excellent souvenir de lecture. J’aime son humour, sa chaleur, sa joie de vivre. Il a le verbe gourmand et gourmet à la fois, direct mais jamais vulgaire. (Ponctuation amoureuse de Mona : Confiez-moi cette virgule que j’en fasse un point d’exclamation.) Il marie poésie et trivialité avec un bonheur qui sent l’enfance, les joues rougies par le jeu et l’absence d’arrière-pensée. (Notre voix est la musique que fait le vent en traversant notre corps. (Enfin, quand il ne ressort pas par le bas).) Il ne se prend jamais au sérieux. (Nous pouvons nous gratter jusqu’à la jouissance mais chatouille-toi tant que tu veux, tu ne te feras jamais rire.). Sa force est qu’il ne se contente pas de décrire son corps comme le réceptacle de plaisirs volés, tout y passe, le bon et le moins bon. Cette apparente légèreté, ce badinage sensoriel n’empêche pas Pennac de réfléchir un peu sur la place du corps dans notre vie sociale.
Nous passons notre vie à comparer nos corps. Mais une fois sortis de l’enfance, de façon furtive, presque honteuse. A quinze ans, sur la plage, j’évaluais les biceps et les abdominaux des garçons de mon âge. A dix-huit ou vingt ans, ce renflement sous le maillot de bain. A trente, à quarante, ce sont leurs cheveux que les hommes comparent (malheur aux chauves). A cinquante ans, le ventre (ne pas en prendre), à soixante, les dents (ne pas en perdre) Et maintenant, dans ces assemblées de vieux crocodiles que sont nos autorités de tutelle, le dos, les pas, la façon d’essuyer sa bouche, de se lever, d’enfiler son manteau, l’âge, en somme, tout simplement, l’âge. Untel fait beaucoup plus vieux que moi, ne trouvez-vous pas ?
C’est tellement vrai, on le fait sans même s’en rendre compte. Cette histoire est à la fois universelle et unique. J’ai évoqué précédemment les moments universels. Mais cet homme a également une relation à son corps qui est celle d’un homme de sa génération. On le sent un peu guindé, ce père que ses enfants ne voient jamais en pyjama. A un moment il dit qu’il aimerait lire le journal d’un corps de femme pour entrer dans cette intimité et comprendre –entre autres—ce que c’est que d’avoir des seins. Intriguant pour un homme, je suppose. Il décrit ses petites misères, ses maladies, sa curiosité pour ce corps à qui on ne prête vraiment attention que quand il se manifeste violemment ou avec insistance. Il fait des expériences sur le corps comme bailler en réunion pour voir si son bâillement crée une cascade de bâillements chez les autres participants. Ce roman est jouissif, tendre et triste à la fois. On devine un homme traditionnel, pince sans-rire et généreux. Un homme qui a réussi sa carrière, un mari fidèle, un père un peu distant, un grand-père affectueux. Un homme qui cohabite avec son corps.
J’ai beaucoup aimé ce texte et malheureusement, il n’est pas traduit en anglais pour l’instant. Il est sorti en 2012, il le sera peut-être plus tard. C’est certainement un bon livre à acheter pour quelqu’un qui souhaite ré-apprivoiser son français. C’est un journal, composé de petits moments ; il permet une lecture décousue, hachée.
Voilà, ce billet s’achève et pour tout dire, écrire en français n’est pas simple. L’anglais n’a pas cessé de vouloir s’imposer au français, tellement c’est devenu ma langue d’écriture dès que cela touche à la littérature. Mon esprit change de langue dès que j’envisage de restituer mes impressions sur un livre. J’ai dû effacer quelques anglicismes (et non, on ne dit pas compartimentaliser en français !) ou des faux amis (on ne dit pas caractère, mais personnage) et traduire en français quelques adjectifs qui me sont venus d’abord en anglais. Weird, I know.
Bonne lecture à tous.
PS : If anyone needs a translation, please, just ask in the comment section.
Bonjour, Emma, et merci. Tres interessante! (Sorry about the missing accent).
With my school French, I understood most of this (with a little help from the dictionary) but what was interesting was that I found your writing mostly easy enough – but not the first excerpt from the book. I couldn’t make sense of that at all!
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Bonjour!
I’m glad you could read it but I had no doubt about the quality of your “school French”. This is a book you could read in French, I think.
The first quote says:
I remember that from when my son was little. He would cry when put down when I got home after work. I used to do a lot of things one-armed too.
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*chortle* Oh, one-armed! I didn’t know the word ‘manchot’ so I used Google translate – and it translated it as *ROTFL* ‘penguin’! No wonder I couldn’t make sense of the passage!
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Well, a “manchot” is also a penguin.
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Pourquoi? What’s the association between one-armed and penguin?
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Clumsiness? I don’t know exactly.
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Manchot Is a Word which dates back to war wounded wearing their sleeves pinned up.
It is a rather dated word.
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Thanks, that’s useful to know.
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well unlike lisa I was lazy and just google tranlated it ,I have another of his books on my shelves so hoping his uk publisher tries this one as well ,all the best
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Hi,
Sorry you had to use Google translated, I hope it was faithful (except from the penguin part)
Which one do you have?
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I got most of this. I’d imagine that this one will be translated into English sooner or later.
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I hope it will be translated.
It’s very different from the Malaussène series. (Btw, Au bonheur des ogres has been made into a film. It is released later this month)
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Good to know–although I wonder how well it will translate to the big screen.
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I’m a bit worried, too, I must say. I hope I’ll have time to go and see it.
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eh bien bravo pour cette excellente recension dans ta langue natale! C’est très intéressant: je ressens moi-même ce même malaise. Puisque beaucoup de mes lectures touchent à la France, je me dis que je devrais au moins insérer quelques lignes en français, même si mon public est essentiellement anglophone, mais j’hésite énormément à le faire. De temps en temps je dois écrire des recensions pour une revue francophone, et cela me demande de plus en plus d’efforts. Donc merci de m’encourager à dépasser mon blocage par ton propre exemple plus que satisfaisant!
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Quand je lis en français, je laisse les citations dans les deux langues et je me suis aperçue que même les lecteurs qui jugent leur français insuffisant jettent un œil au texte d’origine.
Qu’est ce qu’une recension? Un résumé? Un essai?
Je trouve que je n’écris pas mieux en français qu’en anglais, sauf que je ne fais pas de fautes de grammaire (en principe, en tout cas)
Je ne suis pas sûre d’avoir envie de renouveler l’expérience.
Je comprends que cela te soit difficile puisque tu vis maintenant aux États-Unis.
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Ah, ça sonne une lecture intéressante. Je devrais voir si je peux trouver ce livre dans ma librairie ou si – au moins – je peux y passer une commande. Malheureusement, ce n’est pas toujours le cas et je refuse d’acheter des livres via amazon… J’essaie à aider les petites librairies qui ont toujours du mal à survivre.
C’est vrai qu’il fait un drôle d’effet d’écrire un post dans la langue maternelle quand on a l’habitude d’écrire en anglais. La semaine passée j’ai écrit un court billet en allemand sur un livre que je n’avais pas du tout aimé – c’était sur goodreads – et ça m’a assez intimidée aussi; mais c’est en forgeant qu’on devient forgeron. 🙂
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Celui-ci n’a pas l’air disponible en allemand, mais il me semble que tu peux lire en français.
Les députés français viennent de voter une “mesure anti-amazon” pour protéger les librairies indépendantes. http://www.7sur7.be/7s7/fr/1536/Economie/article/detail/1716166/2013/10/03/Le-Parlement-francais-adopte-une-mesure-anti-Amazon.dhtml
Sur ce site-là http://www.decitre.fr/ tu peux acheter des livres en français (et en anglais) et te faire livrer. C’est une librairie indépendante. En voici une autre : http://www.chapitre.com/ J’ai vérifié, ils livrent en Autriche.
Je vois que je ne suis pas la seule à avoir du mal à repasser à sa langue maternelle après avoir pris l’habitude d’écrire des billets en anglais. Ca me rassure. Je ne suis pas sûre d’avoir envie de recommencer, cependant.
PS: for other readers. If anyone needs a translation, just ask.
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Merci pour les liens, surtout celui de l’article sur la nouvelle loi ‘anti-Amazon’ qui vient d’être adopté de l’assemblée nationale ! C’est fort intéressant. Je passe mes peu de commandes de livres en ligne, mais je fait livrer à l’une ou l’autre librairie sur place – en général ce sont des chaînes (allemandes ou autrichiennes), mais récemment j’ai trouvé une petite librairie indépendente qui offre les commandes en ligne aussi. Ça a bien marché la première fois.
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Nous essayons de protéger nos libraires indépendants. Cela fait un moment qu’ils protestent contre les frais de port gratuits d’Amazon. (en France, il n’est pas possible de faire plus de 5% de réduction sur un livre par rapport au prix fixé par l’éditeur)
J’aimerais acheter plus chez un libraire indépendant mais je n’ai pas le temps d’y aller.
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Très probablement j’entrerai dans la nouvelle année avec un nouveau blog littéraire en allemand. – Probably I’ll start into the new year with a new literature blog in German. 😉
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Wunderbar. Ich werde Deinen Blog lesen. Wirst Du nur über Literatur in der deutschen Sprache schreiben? (Dear I’m sure I made tons of mistakes, my German is more than rusty. That’ll be an opportunity to improve with something I’m willing to read.)
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Well, to be truthfully, I haven’t yet fully made up my mind about what will be the contents of my German-language blog. It will be a literature-only blog, that’s for sure, but I’d like to offer more than just reviews of books. The other big question will be: How much time will I be able to spare for it? The new year will tell… and for the rest I often decide on the spur of the moment 😉
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I’ll follow your adventures in the German blogosphere. At least, if I read about literature, I should me motivated to make the effort to read in German.
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🙂
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Un billet en français – une vraie surprise. J’aime bien ton style. L’anglais ne s’interpose jamais quand j’écris en français, mais quand j’écris en allemand. Même quand je parle – ça devient un peu agaçant.
Je ne suis pas sûre du tout en ce qui concerne ce bouquin. J’ai tendance à être très vite dégoutée et souvent les écrivains qui parlent du corps n’hésitent pas a décrire des choses qui me répugnent. (Un des problèmes que j’ai avec Roth . . .)
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Merci. Je trouve que finalement, je n’écris pas beaucoup mieux en français qu’en anglais, erreurs de grammaire à part. En même temps, l’écriture n’est pas mon fort en soi.
Je comprends l’argument du “c’est peu râgoutant” et ce que tu dis sur Roth. La force de Pennac, c’est qu’il arrive à être factuel sans être cru. Je pense que cela vient de la générosité et de la joie qu’on sent dans son écriture et dans son approche de la vie. Il dit les choses mais sans que ce soit repoussant. Les critiques étaient dithyrambiques quand ce livre est sorti et je le comprends.
Il y a un côté bon enfant et jubilatoire dans ce qu’il écrit.
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Beautiful post, Emma! I read the first two passages in French and I could understand most of it. I thought I had forgotten most of the French that I had learned but after reading the first two passages, I realized that things were not as bad as I thought. Thank you very much for that 🙂 I gave up in the middle of the third passage though and used the translator. I hope to read the full review again in French, sometime.
I loved this passage from your review very much – “La vie est un grand théâtre et nous faisons notre petite performance tous les jours, entrant en scène dès le matin, dès que quelqu’un pose les yeux sur nous. Le regard de l’autre fait sortir l’acteur en nous car dès que nous ne sommes plus seuls, l’autre attend quelque chose de nous, un comportement, un retour, une réassurance. Les écrivains aiment à montrer ce qui se cache derrière le rideau de ce théâtre et nous dévoilent les pensées et les sentiments des personnages” – so beautifully put!
I also loved this sentence – “on ne dit pas caractère, mais personnage” – such a subtle difference between two words. I think that sentence is impossible to translate into English.
That passage about the father becoming one-armed is very beautiful. Nice to know that you could identify with it.
One of my discoveries after reading this post is that most of your readers can write fluently in French 🙂
Thanks for this wonderful review!
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Thanks Vishy.
I hoped you’d manage to read it, I knew you’d learnt French in school.
Yes, most of the readers who leave comments on my blog speak French or can read French or have a wife who is Francophone or speaks French fluently. The French side is certainly part of the draw. I knew it and this is why I indulged in writing this billet in French.
Sorry for the silent ones who’d rather read this in English. I can still translate it.
I hope this Pennac gets translated into English. It’s available in other languages but not in English…
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Chic! Un billet en français! C’est beau 🙂 A vrai dire je l’ai relu après vos commentaires pour dénicher ses impositions de l’anglais, en vain. Il me semble que ça ne vous a pas pris beaucoup de temps pour rédiger ce billet, et que même si le sujet est un commentaire littéraire, vous vous exprimer avec la même fluidité comme en anglais. Bis!
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Merci pour le message. Inutile de me vouvoyer, ça me donne l’impression d’être vieille! 🙂
J’ai effacé toutes les phrases qui laissaient transparaître une grammaire anglaise ou des faux amis. (je ne pense pas avoir fait de fautes d’orthographe. A force d’écrire, de lire et de parler anglais, je fais des fautes en français, comme écrire example au lieu d’exemple.)
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Bonjour, je decouvre ce blog, car je cherchais une traduction de ce livre en espagnol, il semblerait qu’il n’y en a pas, meme en anglais. Cependant, j’aimerais beaucoup que vous puissiez traduire votre billet en anglais, j’ai vraiment envie de partager ce livre avec mon ami de Colombie.
merci beaucoup, et keep up the good work!
Sophie
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Bonjour,
Merci pour votre message. Je traduirai ce billet dès que possible. Avez-vous lu Le Journal d’un corps? Si oui, qu’en avez-vous pensé?
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Excellente review, merci.
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Merci!
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